Rudyard Kipling

Comment la Baleine acquit son gosier.

 

Il était une fois, ô ma Mieux-Aimée, il était une fois, dans la mer, une Baleine qui mangeait les poissons. Elle mangea le hareng et le merlan, le turbot et le maquereau, le thon et l'espadon, la dorade et sa camarade, l'équille et l'étrille et l'anguille habile et lisse qui glisse. Tous les poissons qu'elle put rencontrer dans toute la mer, elle les mangea avec sa bouche, comme ça ! Jusqu'à ce qu'enfin il ne restât plus qu'un seul petit poisson dans toute la mer, et c'était un petit Poisson Futé qui nageait juste derrière l'oreille droite de la Baleine afin d'être toujours à l'abri.
Alors la Baleine se dressa sur sa queue et dit :
« J'ai faim. »
Et le petit Poisson Futé dit d'une petite voix futée :
« Noble et généreux Cétacé, as-tu déjà goûté de l'Homme?
- Non, dit la Baleine. Ça ressemble à quoi ?
- C'est bon, dit le petit Poisson Futé. C'est bon, mais un peu dur sous la dent.
- Alors, trouve-m'en quelques-uns », dit la Baleine.
Et elle fit écumer la mer avec sa queue.
« Un à la fois c'est suffisant, dit le Poisson Futé. Si tu nages jusqu'à 30° de latitude Nord et 20° de longitude Ouest (c'est de la Magie), tu trouveras, assis sur un radeau au milieu de la mer, vêtu seulement d'une culotte en toile bleue et d'une paire de bretelles (n'oublie pas les bretelles, ma Mieux-Aimée), d'un couteau de poche, tu trouveras un Marin naufragé qui, il est juste de te le dire, est un homme d'infinie-ressource-et-sagacité. »
Alors la Baleine nagea et nagea encore, le plus vite possible, jusqu'à 30° de latitude Nord et 20° de longitude Ouest et là, sur un radeau, au milieu de la mer, vêtu seulement d'une culotte en toile bleue et d'une paire de bretelles (il ne faut surtout pas oublier les bretelles, ma Mieux-Aimée), avec un couteau de poche, elle trouva un Marin naufragé, seul et solitaire, qui laissait traîner ses pieds dans l'eau. (Sa Maman l'avait autorisé à barboter sinon il n'aurait jamais fait ça car c'était un homme d'infinie-ressource-et- sagacité.)
Alors la Baleine ouvrit grand la bouche, elle l'ouvrit si grand, si grand qu'elle touchait presque sa queue et elle avala le Marin naufragé, avec son radeau, sa culotte de toile bleue, ses bretelles (il ne faut pas les oublier) et son couteau de poche. Elle fourra tout cela au fond de ses placards secrets, bien au chaud, puis elle se lécha les babines, comme ça, et pirouetta trois fois sur sa queue.
Mais dès que le Marin, qui était un homme d'infinie-ressource-et-sagacité, se retrouva pour de bon au fond des chauds placards de la Baleine, dans le noir, il se mit à taper et frapper, à bondir et mugir, à sauter et chahuter, à choir et s'asseoir, à sautiller et brailler, à cogner et grogner, à mordre et à tordre, à courir et rugir, à boitiller et batailler et à danser des matelotes là où il n'eût pas fallu, si bien que la Baleine n'était pas du tout heureuse. (Tu n'as pas oublié les bretelles?)
Alors elle dit au Poisson Futé :
« Cet homme est vraiment dur sous la dent et de plus, il me donne le hoquet. Que dois-je faire?
- Demande-lui de sortir », dit le Poisson Futé.
Sur quoi la Baleine cria dans son propre gosier au Marin naufragé :
« Sortez et tenez-vous correctement. J'ai le hoquet.
- Non ! Non ! dit le Marin. Il n'en est pas question. Ramène-moi sur ma terre natale, les blanches-falaises-d'Albion, ensuite nous verrons. »
Sur ce, il se remit à danser de plus belle.
« Mieux vaut le ramener chez lui, dit le Poisson Futé à la Baleine. J'aurais dû te prévenir que c'était un homme d'infinie-ressource-et-sagacité. »
Et la Baleine de nager, nager, nager encore des deux nageoires et de la queue, aussi fort qu'elle put malgré son hoquet ; et enfin elle aperçut la terre natale du Marin, les blanches-falaises-d'Albion, et elle remonta la moitié de la plage; elle ouvrit grand, tout grand la bouche et dit :
« Correspondance pour Winchester, Ashuelot, Nashua, Keene et toutes les stations de la ligne de Fitchburg. »
Et à l'instant où elle dit « Fitch », le Marin sortit de sa bouche. Mais tandis que la Baleine nageait, le Marin, qui était, c'est sûr, homme d'infinie-ressource-et-sagacité, avait taillé le radeau à l'aide de son couteau de poche pour façonner un petit carré de treillage qu'il avait ensuite attaché solidement avec ses bretelles. (Maintenant tu sais pourquoi il ne fallait pas oublier les bretelles!) Et il avait coincé le treillage en travers du gosier de la Baleine, où il resta fiché.
Puis il récita le sloka suivant que je vais te rapporter car tu ne le connais pas :

Au moyen d'un treillage
J'ai clos ton oesophage.

Car le Marin était aussi un Hi-ber-ni-en. En marchant sur les galets, il retourna chez sa Mère qui lui avait donné la permission de laisser traîner ses doigts de pied dans l'eau ; il se maria et vécut heureux très longtemps. La Baleine aussi. Mais depuis ce jour, le treillage coincé dans son gosier, qu'elle ne réussit jamais à expulser en toussant ou à faire descendre en avalant, l'empêche de rien manger que de tout petits poissons, et c'est la raison pour laquelle les Baleines ne mangent plus d'hommes, de garçons ni de petites filles.
Le petit Poisson Futé alla se cacher dans la vase sous le pas des Portes de l'Équateur. Il craignait que la Baleine ne fût en colère contre lui.
Le Marin revint chez lui avec son couteau de poche. Il portait sa culotte de toile bleue en débarquant sur les galets. Les bretelles, vois-tu, il avait dû les abandonner pour maintenir le treillage, et c'est la fin de cette histoire-là.

Quand la cabine a ses hublots
Noirs et verts,
Car la mer
Au-dehors acte ses flots ;
Quand, entre deux flop, le bateau chaloupe,
Que le bosco choit dans la soupe,
Et que la cambuse
A glisser s'amuse,
Que Nounou gît sur le plancher
Tel un caillou,
Que maman prie de la laisser
Dormir son saoul,
Et que tu n'es ni réveillé,
Ni vêtu, ni débarbouillé,
Tout cela, voyons, c'est un test
Que tu vogues Vingt Nord Trente Ouest.

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Comment le Chameau acquit sa bosse

 

Et voici l'histoire suivante qui raconte comment le Chameau acquit sa bosse.
Au commencement des temps, quand le monde était tout neuf et tout et tout, et que les Animaux commençaient juste à travailler pour l'Homme, il y avait un Chameau qui vivait au milieu d'un Désert Hurlant car il ne voulait pas travailler; d'ailleurs c'était un Hurleur lui-même. Alors il se nourrissait de bouts de bois, de tamaris, de plantes grasses et de piquants d'épine, avec une douloureuse paresse; et lorsqu'on lui adressait la parole, il répondait : «Bof!» Simplement «Bof!» et rien d'autre. Alors, le Cheval vint le trouver le lundi matin avec une selle sur le dos et un mors dans la bouche, et il lui dit :
« Chameau, ô Chameau, viens donc trotter comme nous tous !
- Bof ! » dit le Chameau.
Et le Cheval s'en fut le répéter à l'Homme.
Alors le Chien vint le trouver avec un bâton dans la gueule et il lui dit :
« Chameau, ô Chameau, viens donc chercher et rapporter comme nous tous.
- Bof ! » dit le Chameau.
Et le Chien s'en fut le répéter à l'Homme.
Alors le Boeuf vint le trouver avec un joug sur la nuque et il lui dit :
« Chameau, ô Chameau, viens donc labourer comme nous tous.
- Bof ! » dit le Chameau.
Et le Boeuf s'en fut le répéter à l'Homme.
A la fin de la journée, l'Homme convoqua le Cheval, le Chien et le Boeuf, et il leur dit :
« Vous Trois, ô Vous Trois, je suis navré pour vous (avec ce monde tout neuf et tout et tout), mais cette chose qui dit «Bof» est incapable de travailler, sinon elle serait déjà là. Je vais donc la laisser en paix et vous devrez travailler deux fois plus pour la remplacer. »
Cela mit les Trois très en colère (avec ce monde tout neuf et tout et tout) et aussitôt ils tinrent conseil, un indaba, un punchayet et un pow-wow, à la limite du Désert. Le Chameau arriva en mâchant ses plantes grasses avec une paresse encore plus douloureuse et il se moqua d'eux, puis il dit «Bof!» et repartit.
C'est alors qu'arriva le Djinn responsable de Tous les Déserts, enroulé dans un nuage de poussière (les Djinns voyagent toujours de cette manière car c'est Magique), et il s'arrêta pour palabrer et tenir un pow-wow avec les Trois.
« Djinn de Tous les Déserts, dit le Cheval. Quelqu'un a-t-il le droit d'être paresseux dans ce monde tout neuf et tout et tout ?
- Certainement pas, répondit le Djinn.
- Eh bien, dit le Cheval, il y a quelqu'un au milieu de ton Désert Hurlant (c'est un Hurleur lui-même), avec un long cou et de longues pattes, qui n'a absolument rien fichu depuis lundi matin. Il refuse de trotter.
- Hou ! dit le Djinn en sifflant. C'est mon Chameau, par tout l'or de l'Arabie ! Et que dit-il ?
- Il dit " Bof " dit le Chien, et il refuse d'aller chercher et de rapporter.
- Ne dit-il rien d'autre ?
- Seulement " Bof ! " et il refuse de labourer, dit le Boeuf.
- Très bien, dit le Djinn, je vais le faire bosser, si vous voulez bien attendre une minute. »
Sur ce, le Djinn s'enroula dans son manteau de poussière, s'orienta dans le désert et trouva le Chameau, toujours aussi douloureusement paresseux, qui admirait son reflet dans une flaque d'eau.
« Mon long et bouillonnant ami, dit le Djinn, il paraît que tu ne veux pas bosser, dans ce monde tout neuf et tout et tout?
- Bof ! » dit le Chameau.
Le Djinn s'assit, le menton dans la main, et se mit à réfléchir à une Grande Magie tandis que le Chameau continuait à s'admirer dans la flaque d'eau.

Voici

le dessin représentant le Djinn responsable de Tous les Déserts qui dirige sa Magie à l'aide de son éventail magique. Le Chameau mange un rameau d'acacia et il vient juste de dire « Bof ! » une fois de trop (le Djinn l'avait prévenu) et la bosse arrive... L'objet long ressemblant à une serviette qui sort d'une chose ressemblant à un oignon, c'est la Magie, et tu peux voir la bosse posée dessus. La bosse s'adapte à la partie plate sur le dos du Chameau. Le Chameau est bien trop occupé à admirer sa beauté dans la flaque d'eau pour remarquer ce qui lui arrive.
Au-dessous du véritable dessin se trouve un autre dessin représentant le Monde-tout-neuf et tout et tout. On aperçoit deux volcans qui fument, des montagnes, des pierres, un lac, une île noire, une rivière sinueuse ainsi qu'un tas d'autres choses, y compris une Arche de Noé. Je ne pouvais pas dessiner tous les déserts dont s'occupe le Djinn, alors je n'en ai représenté qu'un, mais c'est un désert très désert.

«Tu donnes du travail supplémentaire aux Trois depuis lundi matin à cause de ta douloureuse paresse », dit le Djinn.
Et il continua à réfléchir à des Magies, le menton dans la main.
« Bof ! dit le Chameau.
- Je ne répéterais pas ça si j'étais toi, dit le Djinn. Tu pourrais le dire une fois de trop. Je veux que tu bosses!
- Bof ! » dit encore une fois le Chameau. Mais à peine eut-il prononcé ce mot qu'il vit son dos, dont il était si fier, s'enfler, s'enfler, jusqu'à devenir une grosse bosse ballottante.
« Tu as vu ça ? dit le Djinn. Voilà ce que tu t'est mis sur le dos en refusant de bosser. Nous sommes aujourd'hui jeudi et tu n'as rien fait depuis que le travail a commencé lundi. Maintenant tu vas bosser.
- Comment le pourrais-je ? dit le Chameau. Avec cette chose sur le dos.
- C'est exprès, dit le Djinn, pour te punir d'avoir manqué ces trois jours. Désormais, tu pourras bosser trois jours sans manger en vivant sur ta bosse. Et ne dis pas que je n'ai jamais rien fait pour toi. Sors du Désert et va rejoindre les Trois; et apprends à te conduire! Allez, hop! »
Et, hop! le Chameau s'en fut rejoindre les Trois et depuis ce jour le Chameau bosse (nous disons maintenant qu'il «travaille » pour ne pas le vexer), mais il n'a jamais rattrapé les trois jours de travail qu'il avait manqués au commencement du monde, et il n'a jamais appris à se conduire.

Laide est la bosse du chameau
Que l'on veut voir au zoo,
Mais plus laide encore est la cosse
De celui qui point ne bosse.

Gosse et adulte aussi, hi hi !
L'ennui nous saisit, hi hi !
Si nous n'avons rien à faire.
Comme le chameau sa bosse,
Traînant notre cosse,
Nous en avons plein le dos.

Au saut du lit, sourcils froncés,
L'air maussade et renfrogné,
Nous prenons, bougons, ronchons,
Marmonnant et grognonnant,
Notre bain, nos bottes et nos jouets.

Nous voudrions un petit coin
(Je sais que tu en as un),
Un abri pour le jour où
Nous en avons plein le dos.

Or, ce mal point ne guérit
En restant assis
A lire en paix au coin du feu,
Mais en prenant pelle et houe
Pour creuser un trou
Et suer un peu.

Alors par enchantement,
Grâce au soleil et au vent,
Tu verras filer ta cosse,
Cette horrible cosse
Dont nous avons plein le dos.

Car il m'arrive aussi, hi hi !
D'être saisi d'ennui, hi hi !
Lorsque je n'ai rien à faire.
Nous traînons tous notre cosse
Comme le chameau sa bosse
Gosse et adulte aussi, hi hi !

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Comment le Rhinocéros acquit sa peau.

 

Il était une fois, dans une île déserte à la limite de la mer Rouge, un Parsi dont le chapeau reflétait les rayons du soleil avec une splendeur-plus-qu'orientale. Le Parsi vivait au bord de la mer Rouge avec rien d'autre que son chapeau, son couteau et un fourneau de cuisine du genre auquel il ne faut surtout pas toucher. Un jour, il prit de la farine, de l'eau, des groseilles, des prunes, du sucre et toutes sortes de choses pour se confectionner un gâteau de deux pieds de diamètre et trois d'épaisseur. Il s'agissait d'un Mets Supérieur (ça, c'est de la Magie) et il le mit ensuite sur le fourneau car il avait le droit, lui, d'utiliser ce fourneau. Il le fit cuire, cuire, jusqu'à ce qu'il ait bruni partout et sentît divinement bon. Mais au moment où le Parsi allait manger le gâteau, voici que descendit sur la plage, venant de l'intérieur Totalement Inhabité, un Rhinocéros avec une corne sur le nez, deux petits yeux de cochon et peu de bonnes manières. En ce temps-là, la peau du Rhinocéros lui allait parfaitement. Elle ne faisait aucun pli. Il ressemblait tout à fait à un Rhinocéros d'Arche de Noé, mais bien sûr en beaucoup plus gros. Toujours est-il qu'il n'avait alors pas de manières comme il n'en a pas aujourd'hui, et n'en aura d'ailleurs jamais.

Voici

le dessin représentant le Parsi qui s'apprête à manger son gâteau sur l'Ile Inhabitée de la mer Rouge par un jour de forte chaleur ; et le Rhinocéros descendant de 1'Intérieur Totalement Inhabité qui, comme tu peux le constater, est couvert de rochers. La peau du Rhinocéros est toute lisse et les trois boutons qui la boutonnent sont dessous, on ne peut donc pas les voir. Les sortes de gribouillages sur le chapeau du Parsi sont les rayons du soleil reflétés avec une splendeur-plus-qu'orientale, car si j'avais dessiné de vrais rayons, ils auraient rempli toute la feuille. Il y a des groseilles dans le gâteau et la chose en forme de roue au premier plan provient d'un des chars du Pharaon lorsqu'il tenta de traverser la mer Rouge. Le Parsi l'a trouvée et l'a gardée pour jouer. Le Parsi s'appelait Pestonjee Bomonjee et le Rhinocéros Strorks car il respirait par la bouche et non par le nez. J'éviterais de parler du fourneau si j'étais toi.

« Ça alors ! » dit-il, et aussitôt le Parsi abandonna son gâteau pour se réfugier en haut d'un palmier, rien qu'avec son chapeau qui reflétait toujours les rayons du soleil avec une splendeur-plus-qu'orientale. Le Rhinocéros renversa le fourneau à pétrole avec son nez, le gâteau roula sur le sable, il le piqua avec sa corne et le mangea, puis repartit en remuant la queue vers l'intérieur Absolument Inhabité et désolé qui touche les îles de Mazanderan, Socotra et les Promontoires du Grand Équinoxe. Alors le Parsi descendit de son palmier, et récita le sloka suivant que je vais te rapporter puisque tu ne le connais pas :

Qu'il pâtisse et ne se rie
Qui s'est farci sa part
De la pâtisserie
Qu'a cuite le Parsi.

Ce qui voulait en dire bien plus que tu ne pourrais le croire.
Parce que voilà que cinq semaines plus tard, il y eut une vague de chaleur dans la mer Rouge et tout le monde ôta ses habits. Le Parsi ôta son chapeau, mais le Rhinocéros enleva sa peau et se la jeta sur l'épaule pour descendre se baigner. En ce temps-là, elle se boutonnait par-dessous à l’aide de trois boutons. Elle ressemblait à un ciré. Le Rhinocéros ne dit rien au sujet du gâteau du Parsi car il l'avait mangé en entier et il n'avait jamais eu de manières, ni alors, ni maintenant, ni plus tard. Il avança dans l'eau en se dandinant et en soufflant des bulles par le nez. Il avait laissé sa peau sur la plage.
Or, le Parsi passait par là et il trouva la peau ; il sourit et son sourire fit deux fois le tour de son visage. Puis il dansa trois fois autour de la peau et se frotta les mains. Ensuite il regagna son campement et remplit son chapeau de miettes de gâteau car le Parsi ne mangeait que des gâteaux et il ne nettoyait jamais son campement. Il prit la peau, et il secoua la peau, et il frotta la peau et il l'incrusta de vieilles miettes de gâteau, sèches et rêches, et de quelques groseilles brûlées, autant qu'elle pouvait en contenir. Puis il grimpa en haut de son palmier et attendit que le Rhinocéros sorte de l'eau et remette sa peau.
Ce que fit le Rhinocéros. Il boutonna les trois boutons et ça le râpait comme des miettes dans un lit. Il voulut se gratter, mais cela ne fit qu'aggraver les choses, alors il s'allongea sur le sable et se roula, se roula, se roula encore, et chaque fois qu'il se roulait, les miettes du gâteau le démangeaient davantage. Et de pis en pis. Alors, il courut jusqu'au palmier et se frotta, se frotta, se frotta encore. Il se frotta tant et si fort que sa peau fit un grand pli derrière ses épaules et un autre pli en dessous, là où se trouvaient d'ordinaire les boutons (mais il les avait fait sauter à tant se frotter), et il fit d'autres plis sur les pattes. Cela le mit de mauvaise humeur, mais les miettes s'en fichaient. Elles étaient sous sa peau et elles le râpaient. Alors le Rhinocéros rentra chez lui très irrité ; depuis ce jour, les rhinocéros ont tous de grands plis sur la peau et mauvais caractère, tout ça à cause des miettes de gâteau qui sont dessous.
Le Parsi descendit de son palmier avec son chapeau qui reflétait les rayons du soleil avec une splendeur-plus-qu’orientale- , il emballa son fourneau et partit dans la direction d'Orotavo, d'Amygdal, des Hautes Prairies d'Antananarivo et des Marais de Sonaput.

Cette île déserte est,
Passé le cap Gardafui,
Près des rives de Socotra
Et de la mer rose Arabique,
Mais on y cuit.
Il en cuirait, partant de Suez,
A nos pareils, à vous, à moi,
D'aller, même en P & O.
Voir le Parsi au gâteau.

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Comment le Léopard acquit ses taches

A l'époque où tout le monde partait à égalité, ma Mieux-Aimée, le Léopard vivait en un lieu nommé le Haut-Veld. Souviens-toi que ce n'était pas le Bas-Veld, ni le Bush-Veld, ni le Sour-Veld, mais le Haut-Veld, es'sclusivement nu, brûlant et éclatant, avec du sable, des rochers couleur de sable et es'sclusivement des touffes d'herbe jaunâtre et sablonneuse. La Girafe, le Zèbre, l'Éland, le Coudou et le Bubale y vivaient eux aussi : et ils étaient tous es'sclusivement jaune-brun-roux partout, mais le Léopard était le plus es'sclusivement jaune-brun- roux de tous, une espèce d'animal en forme de chat gris-jaune qui se confondait à un poil près avec la couleur es'sclusivement jaune-gris-brun du Haut-Veld. C'était très embêtant pour la Girafe, le Zèbre et les autres, car il se tapissait près d'une pierre ou d'un buisson es'sclusivement jaune-gris-brun et lorsque passaient la Girafe, le Zèbre, l'Éland, le Coudou, le Gruit ou le Damalisque, il leur sautait dessus et leur faisait faire des bonds. Tu peux me croire. Et il y avait également un Ethiopien avec des arcs et des flèches (un homme es'sclusivement gris-brun-jaune en ce temps-là) qui vivait sur le Haut-Veld en compagnie du Léopard ; et ces deux-là chassaient ensemble. L'Éthiopien avec ses arcs et ses flèches, le Léopard es'sclusivement avec ses dents et ses griffes; si bien que la Girafe, l'Éland, le Coudou, le Couagga et tous les autres ne savaient plus sur quelle patte sauter, ma Mieux-Aimée. Tu peux me croire !
Après très longtemps (les choses vivaient éternellement en ce temps-là) ils apprirent à éviter tout ce qui ressemblait à un Léopard ou à un Ethiopien. Et petit à petit ils quittèrent le Haut-Veld (à commencer par la Girafe car elle avait de longues pattes). Pendant des jours et des jours et des jours, ils filèrent avant de parvenir à une immense forêt, es'sclusivement remplie d'arbres, de buissons et d'ombres rayées, tachetées, mouchetées où se cacher. Après une autre longue période, à force de rester moitié dans l'ombre, moitié en dehors, et à cause des ombres glissantes et mouvantes des arbres qui leur tombaient dessus, la Girafe devint tachetée, le Zèbre rayé, l'Éland et le Coudou plus foncés avec de petites vagues grises sur le dos comme l'écorce sur un tronc d'arbre. Ainsi, on avait beau les entendre et les sentir, on pouvait rarement les voir et encore, à condition de bien savoir où regarder. Ils passaient du bon temps parmi les ombres es'sclusivement tachetées-mouchetées de la forêt, tandis que le Léopard et l'Éthiopien parcouraient en tous sens le Haut-Veld es'sclusivement gris-jaune-rouge, là-bas, en se demandant où étaient passés leurs petits déjeuners, leurs dîners et leurs goûters. Finalement, ils eurent si faim, ce Léopard et cet Éthiopien, qu'ils mangèrent des rats, des scarabées et des lapins de rochers ; puis ils eurent tous les deux le Gros Mal Au Ventre ; c'est alors qu'ils rencontrèrent Baviaan, le Babouin aboyeur à tête de chien, qui est Vraiment l'Animal le Plus Sage de Toute l'Afrique du Sud.
Léopard dit à Baviaan (il faisait très chaud ce jour-là) :
« Rien ne va plus ! Où est passé tout le gibier ? »
Baviaan cligna de l'oeil. Il le savait, lui.
L'Éthiopien dit à Baviaan :
« Peux-tu m'indiquer l'actuel habitat de la Faune aborigène ? » (Ce qui voulait dire la même chose, mais l'Ethiopien utilisait toujours de longs mots. C'était une grande personne.)
Et Baviaan cligna de l'oeil. Il le savait, lui.
Alors Baviaan dit :
« Le jeu a changé : le gibier est parti ailleurs, et je te conseille, Léopard, de gagner rapidement de nouveaux points. »
Et l'Éthiopien dit :
« Tout ça c'est bien beau, mais j'aimerais savoir où a émigré la Faune aborigène. »
Alors Baviaan dit :
« La Faune aborigène a rejoint la Flore aborigène car il était grand temps pour elle de changer ; et je te conseille à toi aussi, Ethiopien, de changer le plus tôt possible. »
Cela intrigua le Léopard et l'Éthiopien, mais ils partirent à la recherche de la Flore aborigène; et après bien des jours ils virent une grande et immense forêt pleine de troncs d'arbres es'sclusivement mouchetés, tachés, hachés, tachetés, chamarrés, bigarrés, nervurés, rainurés et veinés d'ombre. (Dis ça tout haut très vite et tu verras à quel point la forêt devait être pleine d'ombres.)
« Qu'est-ce donc, dit le Léopard, qui soit aussi es'sclusivement sombre, et pourtant plein de petits morceaux de lumière ?
- Je ne sais pas, dit l'Éthiopien. Mais il s'agit certainement de la Flore aborigene. Je sens Girafe et j'entends Girafe, mais je ne vois pas Girafe.
- C'est curieux, dit le Léopard. C'est sans doute parce que nous venons du soleil. Je sens Zèbre, j'entends Zèbre, mais je ne vois pas Zèbre.
- Attends un peu, dit l'Éthiopien. Il y a longtemps que nous ne les avons pas chassés. Peut-être avons-nous oublié à quoi ils ressemblent.
- Taratata ! dit le Léopard. Je me souviens parfaitement d'eux sur le Haut-Veld, surtout de leurs os à moelle.
« Girafe mesure environ dix-sept pieds de haut et elle est es'sclusivement fauve-jaune doré de la tête aux pieds; et Zèbre mesure environ quatre pieds et demi et il est es'sclusivement gris-fauve de la tête aux pieds.
- Hmmm, dit l'Éthiopien en plongeant son regard parmi les ombres tachetées-mouchetées de la Flore aborigène. Dans ce cas, ils devraient ressortir sur ce fond noir comme des bananes mûres dans un fumoir.»
Mais il n'en était rien. Le Léopard et l'Éthiopien chassèrent toute la journée; et bien qu'ils pussent les sentir et les entendre, ils ne les virent pas.
« Pour l'amour du ciel, dit le Léopard à l'heure du thé, attendons qu'il fasse nuit. Cette chasse en plein jour est un parfait scandale. »
Ils attendirent donc la nuit et alors le Léopard entendit quelque chose qui reniflait bruyamment dans la lumière des étoiles toute rayée par les branches et il sauta sur le bruit; cela sentait comme Zèbre, et cela avait la consistance de Zèbre, et lorsqu'il le coucha à terre cela se débattit comme Zèbre, mais il ne le voyait pas. Alors il dit :
« Cesse de remuer, ô toi personne sans forme. Je vais rester assis sur ta tête jusqu'au lever du jour, car il y a quelque chose en toi que je ne comprends pas. »
Sur ce, il entendit un grognement, puis un choc et un bruit de lutte, et l'Éthiopien s'écria :
« J'ai attrapé une chose que je ne vois pas. Cela sent comme Girafe et cela se débat comme Girafe, mais cela n'a aucune forme.
- Méfie-toi, dit le Léopard. Reste assis sur sa tête jusqu'au lever du jour, comme moi. Ils n'ont aucune forme, ni l'un ni l'autre. »
Ils s'assirent donc sur eux jusqu'au matin clair et le Léopard dit :
« Quoi de neuf de ton côté, mon Frère ? »
L'Éthiopien se gratta la tête et dit :
« Ce devrait être es'sclusivement d'un riche roux-orangé fauve de la tête aux pieds et ce devrait être Girafe, mais c'est couvert de taches marron. Et toi, quoi de neuf de ton côté, mon Frère?»
Le Léopard se gratta la tête et dit :
« Ce devrait être es'sclusivement d'un délicat gris-fauve et ce devrait être Zèbre, mais c'est recouvert de rayures noires et pourpres. Que diable t'es-tu fait, Zèbre? Ignores-tu que si tu étais sur le Haut-Veld, je pourrais te voir à des milles? Tu n'as aucune forme.
- Oui, dit le Zèbre, mais ici ce n'est pas le Haut-Veld. Tu ne vois donc pas?
- Si, à présent je vois, dit le Léopard. Mais hier, je ne pouvais pas. Comment cela se fait-il ?
- Laissez-nous nous relever, dit le Zèbre, et nous vous montrerons.»
Ils laissèrent le Zèbre et la Girafe se relever ; et le Zèbre se dirigea vers de petits buissons d'épines où la lumière du soleil tombait toute striée, et Girafe se dirigea vers de grands arbres où les ombres tombaient en taches.
« Maintenant regardez ! dirent le Zèbre et la Girafe. Voilà comment ça se fait. Un, deux, trois ! Où est passé votre petit déjeuner?»
Léopard ouvrit de grands yeux, l'Éthiopien ouvrit de grands yeux, mais ils ne voyaient que des ombres striées et des ombres tachetées dans la forêt, aucune trace de Zèbre et de Girafe. Ils étaient tout simplement partis se cacher parmi les ombres de la forêt.
« Hi ! Hi ! dit l'Éthiopien. C'est un bon tour à retenir. Profite de la leçon, Léopard. Tu ressors sur ce fond sombre comme un morceau de savon dans un seau à charbon.
- Ho ! Ho ! dit le Léopard. Serais-tu surpris d'apprendre que tu ressors sur ce fond sombre comme un cataplasme sur un sac de charbon ?
- Allons ! ce n'est pas en nous insultant que nous attraperons le dîner, dit l'Éthiopien. Le fin mot de la chose, c'est que nous ne sommes pas assortis à nos décors. Je vais suivre le conseil de Baviaan. Il m'a dit de changer et comme je n'ai rien à changer à part ma peau, je vais la changer.
- En quelle couleur ? dit le Léopard, terriblement excité.
- En joli marron-noir très pratique avec un peu de violet et quelques touches de bleu-ardoise. Ce sera le truc parfait pour se cacher dans les creux et derrière les arbres.»
Donc il changea de peau séance tenante et le Léopard était de plus en plus excité, il n'avait jamais vu homme changer de peau auparavant.
« Et moi ? dit-il lorsque l'Éthiopien eut introduit son dernier petit doigt dans sa belle peau noire toute neuve.
- Suis, toi aussi, les conseils de Baviaan. Il t'a dit de gagner de nouveaux points le plus tôt possible.
- Ce que j'ai fait, dit le Léopard. Je suis venu jusqu'à ce point avec toi. Et voilà le résultat !
- Oh, pas du tout ! dit l'Éthiopien. Baviaan voulait parler de points sur ta peau.
- Pour quoi faire? dit le Léopard.
- Pense à Girafe, dit l'Éthiopien. Ou si tu préfères les rayures, pense à Zèbre. Ils sont très contents de leurs taches et de leurs rayures.
- Hmmm, dit le Léopard. Pour rien au monde je ne voudrais ressembler à Zèbre.
- Eh bien, décide-toi, dit l'Éthiopien, parce que je n'aimerais pas chasser sans toi, mais j'y serai contraint si tu persistes à ressembler à un tournesol devant une clôture goudronnée.
- Alors j'opte pour les points, dit le Léopard, mais ne les fais pas trop voyants. Pour rien au monde, je ne voudrais ressembler à Girafe.
- Je vais les faire du bout des doigts, dit l'Éthiopien. Il me reste plein de noir sur la peau. Viens par ici ! »
Alors l'Éthiopien joignit ses cinq doigts (il restait beaucoup de noir sur sa peau neuve) et il les appuya partout sur le Léopard, et là où les cinq doigts appuyaient, ils laissaient cinq petites marques noires proches les unes des autres. Tu peux les voir sur la peau de n'importe quel Léopard, ma Mieux-Aimée. Parfois les doigts glissaient et les marques n'étaient pas très nettes, mais si tu observes attentivement un Léopard, tu verras toujours les cinq points, faits par cinq gros bouts de doigts noirs.
« Maintenant tu es vraiment beau ! dit l'Éthiopien. Tu peux t'étendre sur le sol nu et passer pour un tas de cailloux. Tu peux t'étendre sur les rochers nus et passer pour un morceau de pudding. Tu peux t'étendre sur une branche feuillue et passer pour un rayon de soleil filtrant à travers les feuilles ; et tu peux t'étendre en plein milieu d'un chemin et ne ressembler à rien du tout. Pense à ça et ronronne !
- Mais si je suis tout ça, dit le Léopard ; pourquoi ne t'es-tu pas recouvert de taches toi aussi ?
- Oh, tout noir c'est mieux pour un Nègre, dit l'Éthiopien. Viens avec moi, nous allons voir si nous pouvons rendre la pareille à M. Un-Deux-Trois-Où-est-votre-petit-déjeuner ! »
Alors ils s'en allèrent et vécurent heureux très longtemps, ma Mieux-Aimée. Voilà.
Parfois tu entendras de grandes personnes dire :
« L'Éthiopien peut-il changer sa peau et le Léopard ses taches ? »
A mon avis, même les grandes personnes cesseraient de dire de telles idioties si le Léopard et l'Éthiopien ne l'avaient pas fait une fois, tu ne crois pas? Mais ils ne le referont jamais, ma Mieux-Aimée. Ils sont très heureux ainsi.

Cest moi le Baviaan Très Sage
Et je dis, fort sérieux,
Fondons-nous dans le paysage
Et sortons seuls, tous les deux,
Car ces visiteurs qui nous viennent
Cest l'affaire de Maman..
Nounou veut bien que tu m'emmènes
Je t'en prie, partons gaiement.
Près de la soue des gorets roses
Asseyons-nous sur le mur,
Allons dire aux lapins des choses
Quand leur queue bat le sol dur.
Faisons, Papa, n'importe quoi
Tant qu'il s'agit toi et moi,
D'aller fureter, sans rester
Enfermés jusqu'au goûter.
Tu veux tes bottes? Les voici.
Tiens, ton chapeau et ta canne,
Et ta pipe, si tu boucanes.
Viens vite, filons d'ici.

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L'Enfant Eléphant

Dans les Temps Anciens et Reculés, ô ma Mieux-Aimée, l'Éléphant n'avait pas de trompe. Il n'avait qu'un petit bout de nez brun bombé de la taille d'une botte, qu'il balançait bien de droite et de gauche, mais avec quoi il ne pouvait rien ramasser. Or, il y avait un Eléphant, un nouvel Éléphant, un Enfant d'Éléphant, plein d'une insatiable curiosité, ce qui fait qu'il posait toujours un tas de questions. Avec ça, il vivait en Afrique et il remplissait toute l'Afrique de son insatiable curiosité. Il demanda à sa grande tante l'Autruche pourquoi les plumes de sa queue poussaient comme ça, et sa grande tante l'Autruche lui donna une fessée avec sa patte dure, dure. Il demanda à sa grande tante la Girafe pourquoi elle avait la peau tachetée et sa grande tante la Girafe lui donna une fessée avec son sabot dur, dur. Mais il était toujours plein d'une insatiable curiosité. Il demanda à son gros oncle l'Hippopotame pourquoi il avait les yeux rouges, et son gros oncle l'Hippopotame lui donna une fessée avec son gros sabot ; et il demanda à son oncle poilu, le Babouin, pourquoi les melons avaient ce goût-là et son oncle poilu, le Babouin, lui donna une fessée avec sa patte poilue, poilue. N'empêche qu'il était toujours plein d'une insatiable curiosité ! Il posait des questions à propos de tout ce qu'il voyait, entendait, éprouvait, sentait ou touchait et tous ses oncles et ses tantes lui donnaient la fessée. Et il demeurait malgré tout plein d'une insatiable curiosité !
Un beau matin, au milieu de la Précession des Équinoxes, cet Enfant Éléphant à l'insatiable curiosité posa une nouvelle question, une bonne, qu'il n'avait encore jamais posée. Il demanda :
« Qu'est-ce que le Crocodile mange au dîner ? »
Tous lui dirent « Chut ! » à haute et terrible voix ; puis ils le fessèrent sur- le-champ, pendant un long moment, sans s'arrêter.
Lorsque ce fut terminé, il tomba sur l'Oiseau Kolokolo assis au milieu d'un buisson de jujubier et il lui dit :
« Mon père m'a donné la fessée, ma mère m'a donné la fessée ; tous mes oncles et tantes m'ont donné la fessée pour mon insatiable curiosité, n'empêche que je veux savoir ce que le Crocodile mange au dîner ! »
Alors l'Oiseau Kolokolo dit, avec un cri lugubre :
« Va sur les rives du grand Fleuve Limpopo, aux grasses eaux vert-de-grisées et huileuses, bordé d'arbres à fièvre. Et tu le découvriras. »
Dès le lendemain matin, comme il ne restait plus rien des Équinoxes, puisque la Précession avait précédé conformément au précédent, cet insatiable Enfant Éléphant prit cinquante kilos de bananes (des petites rouges), cinquante kilos de canne à sucre (de la longue violette) et dix-sept melons (des verts croquants) et il dit à sa famille :
« Au revoir. Je vais au grand Fleuve Limpopo, aux grasses eaux vert-de-grisées et huileuses, bordé d'arbres à fièvre, afin de savoir ce que le Crocodile mange au dîner. »
Alors, tous ensemble ils lui donnèrent une fessée de plus pour lui porter chance, quoiqu'il leur demandât bien poliment d'arrêter.
Puis il s'en alla, un peu échauffé, mais pas du tout étonné, tout en mangeant des melons et en jetant la peau car il ne pouvait pas la ramasser. Il alla de Grahamstown à Kimberley et de Kimberley à Khamascountry, et à Khamascountry il prit la direction du nord-est, en continuant à manger des melons jusqu'à ce qu'enfin il atteignît les rives du grand Fleuve Limpopo, aux grasses eaux vert-de-grisées et huileuses, bordé d'arbres à fièvre, exactement comme l'avait décrit l'Oiseau Kolokolo.
Tu dois savoir et comprendre, ô ma Mieux-Aimée, qu'avant cette semaine-là, et ce jour, cette heure, cette minute, l'insatiable Enfant Éléphant n'avait jamais vu un Crocodile et ne savait pas à quoi ça ressemblait. Tout ça faisait son insatiable curiosité.
La première chose qu'il vit fut un Serpent-Python-de-Rocher-Bicolore enroulé autour d'un rocher.
« 'Scusez-moi, dit l'Enfant Éléphant très poliment, mais avez-vous vu une chose ressemblant à un Crocodile dans ces parages hétérogènes ?
- Si j'ai vu un Crocodile ? répéta le Serpent-Python-de-Rocher-Bicolore d'un ton d'absolu mépris. Que vas-tu me demander ensuite ?
- 'Scusez-moi, dit L'Enfant Eléphant, mais auriez-vous l'obligeance de me dire ce qu'il mange au dîner ? »
Alors le Serpent-Python-de-Rocher-Bicolore se désenroula rapidement du rocher et il donna une fessée à L'Enfant Éléphant avec son écailleuse queue flagelleuse.
« C'est étrange, dit L'Enfant Éléphant. Mon père et ma mère, mon oncle et ma tante, sans parler de mon autre tante la Girafe et de mon autre oncle le Babouin, m'ont tous donné la fessée pour mon insatiable curiosité, et je suppose que vous faites la même chose pour la même raison. »
Sur ce, il prit congé très poliment du Serpent-Python-de-Rocher-Bicolore après l'avoir aidé à se réenrouler autour du rocher et il poursuivit son chemin, un peu échauffé, mais pas du tout étonné, en mangeant des melons et en jetant la peau car il ne pouvait pas la ramasser ; jusqu'à ce qu'il posât la patte sur ce qu'il prit pour une bûche, juste au bord du grand Fleuve Limpopo aux grasses eaux vert-de-grisées et huileuses, bordé d'arbres à fièvre.
Mais il s'agissait en réalité du Crocodile, ô ma Mieux-Aimée, et le Crocodile cligna de l'oeil, comme ceci !
« 'Scusez-moi, dit L'Enfant Éléphant très poliment, mais vous n'auriez pas vu un Crocodile dans ces parages hétérogènes ? »
Alors le Crocodile cligna de l'autre oeil et souleva à demi sa queue hors de l'eau ; et L'Enfant Éléphant recula très poliment car il n'avait pas envie de recevoir encore une fessée.
« Approche, Petit, dit le Crocodile. Pourquoi me poses-tu cette question ?
- 'Scusez-moi, dit L'Enfant Éléphant très poliment, mais mon père m'a donné la fessée, ma mère m'a donné la fessée, sans parler de ma grande tante l'Autruche et de mon gros oncle l'Hippopotame, de ma tante la Girafe qui rue si fort et de mon oncle poilu le Babouin, sans oublier le Serpent-Python-de-Rocher-Bicolore à l'écailleuse queue flagelleuse, près de la rive, qui frappe plus fort que tous les autres, et donc, si ça ne vous ennuie pas, j'aimerais mieux ne plus être fessé.
- Approche, Petit, dit le Crocodile, car c'est moi le Crocodile. »
Et pour le prouver il se mit à verser des larmes de Crocodile.
L'Enfant Éléphant en eut le souffle coupé, il s'agenouilla sur la rive, haletant, et dit :
«Vous êtes la personne que je cherche depuis si longtemps. Voudriez-vous me dire, s'il vous plaît, ce que vous mangez au dîner ?
- Approche, Petit, dit le Crocodile. Je vais te le souffler à l'oreille. »
Alors l'Enfant Éléphant approcha sa tête près de la gueule qui-mord-qui-tue du Crocodile, et celui-ci le saisit par son petit nez qui jusqu'à cette semaine, ce jour, cette heure, cette minute, n'était pas plus grand qu'une botte, mais bien plus utile.
« Je pense, dit le Crocodile, et il le dit entre ses dents, comme ceci, je pense que je commencerai aujourd'hui par de L'Enfant Éléphant. »
En entendant cela, ô ma Mieux-Aimée, L'Enfant Éléphant fut fort ennuyé et il dit en parlant du nez :
« Laissez-boi bartir ! Vous be faites bal ! »

Voici

L’Enfant Éléphant en train de se faire tirer le nez par le Crocodile. Il est à la fois surpris et étonné et il a mal ; il parle du nez et dit : « Laissez-boi bartir ! Vous be faites bal !» Il tire de toutes ses forces et le Crocodile également ; mais le Serpent-Python-de-Rocher-Bicolore se précipite dans l'eau pour aider l'Enfant Éléphant. Tout ce noir, ce sont les rives du grand Fleuve Limpopo aux grasses eaux vert-de-grisées et huileuses (mais je n'ai pas la permission de colorier ces dessins) et cet arbre-bouteille avec les racines noueuses et les huit feuilles est un des arbres à fièvre qui poussent là.
Sous le dessin lui-même ce sont des ombres d'animaux africains qui pénètrent dans une arche africaine. Il y a deux lions, deux autruches, deux boeufs, deux chameaux, deux moutons et deux autres choses qui ressemblent à des rats, mais je crois qu'il s'agit plutôt de lapins de rocher. Ca n'a pas de sens. Je les ai mis là car je les trouvais beaux. Ils seraient encore plus jolis si on m'autorisait à les colorier.

Alors le Serpent-Python-de-Rocher-Bicolore descendit la rive ventre à terre et dit :
« Mon jeune ami, si tu ne te mets pas maintenant, immédiatement et sans délai à tirer de toutes tes forces, j'ai bien peur que ce vieil ulster à larges bandes de cuir (il voulait parler du Crocodile) te précipite dans ce courant limpide avant que tu puisses dire "ouf ". »
Ainsi s'exprima le Serpent-Python-de-Rocher-Bicolore.
Alors L'Enfant Éléphant s'assit sur ses petites hanches et il tira, tira, tira, tant et si bien que son nez commença à s'allonger. Et le Crocodile barbotait dans l'eau qu'il rendait crémeuse à grands coups de queue, et lui aussi il tira, tira, tira.
Et le nez de L'Enfant Eléphant continuait à s'allonger ; et L'Enfant Eléphant se campa sur ses quatre petites pattes et tira, tira, et son nez continuait à s'allonger ; et le Crocodile battait l'eau en se servant de sa queue comme d'une rame et lui aussi, il tira, tira, tira et à chaque fois le nez de L'Enfant Eléphant s'allongeait davantage et cela lui faisait un mal de tous les diables !
Puis L'Enfant Éléphant sentit ses pattes glisser, et il dit en parlant du nez, qui avait maintenant près de cinq pieds de long :
« Je n'en beux blus ! »
Alors le Serpent-Python-de-Rocher-Bicolore descendit la rive et se noua en double demi-clef autour des pattes de derrière de L'Enfant Éléphant et il dit :
« Voyageur imprudent et inexpérimenté, nous allons maintenant nous livrer sérieusement à un petit effort de traction car sinon, j'ai le sentiment que ce vaisseau de guerre à propulsion là-bas avec un pont supérieur blindé (par ces mots, ô ma Mieux-Aimée, il faisait allusion au Crocodile) va compromettre pour toujours ta future carrière. »
Ainsi s'exprima le Serpent-Python-de-Rocher-Bicolore.
Alors il tira et L'Enfant Éléphant tira et le Crocodile tira, mais L'Enfant Éléphant et le Serpent-Python-de-Rocher-Bicolore tirèrent plus fort et le Crocodile finit par lâcher le nez de L'Enfant Éléphant avec un « plop » qui résonna tout le long du Limpopo.
Alors L'Enfant Éléphant s'assit brusquement et lourdement, mais tout d'abord il prit bien soin de dire « merci » au Serpent-Python-de-Rocher-Bicolore avant de s'occuper de son pauvre nez étiré. Il l'enveloppa dans des feuilles de bananier fraîches et le trempa au frais dans le grand Fleuve Limpopo aux grasses eaux vert-de-grisées et huileuses.
« Pourquoi fais-tu ça? demanda le Serpent-Python-de-Rocher-Bicolore.
- 'Scusez-moi, dit L'Enfant Éléphant, mais mon nez a perdu sa forme et j'attends qu'il rétrécisse.
- Tu risques d'attendre longtemps, dit le Serpent-Python-de-Rocher-Bicolore. Certaines gens ne savent pas ce qui est bon pour eux.»
L'Enfant Éléphant resta assis trois jours à attendre que son nez rétrécisse. Mais il ne diminuait pas, et en plus il le faisait loucher. Car tu auras vu et compris, ô ma Mieux-Aimée, que le Crocodile en tirant en avait fait une véritable trompe comme celle qu'ont les Éléphants aujourd'hui.
A la fin du troisième jour, une mouche vint le piquer sur l'épaule et avant même de se rendre compte de ce qu'il faisait, il leva sa trompe et tua la mouche.
« Avantage numéro un ! dit le Serpent-Python-de-Rocher-Bicolore. Tu n'aurais pas pu en faire autant avec ton sale petit bout de nez. Essaye de manger un peu maintenant. »
Avant de se rendre compte de ce qu'il faisait, L'Enfant Éléphant étendit sa trompe et arracha une grosse touffe d'herbe qu'il épousseta contre ses pattes de devant avant de se l'enfourner dans la bouche.
« Avantage numéro deux ! dit le Serpent-Python-de-Rocher-Bicolore. Tu n'aurais pas pu faire ça avec ton sale petit bout de nez. Ne trouves-tu pas que le soleil tape dur par ici ?
- En effet », dit L'Enfant Éléphant.
Et avant de se rendre compte de ce qu'il faisait, de sa trompe il pompa une pompée de bourbe au bord du grand Fleuve Limpopo aux grasses eaux vert-de-grisées et huileuses, et se la plaqua sur la tête où ça lui fit un beau bonnet de boue bulleuse et flasque qui lui dégoulinait derrière les oreilles.
« Avantage numéro trois ! dit le Serpent-Python-de-Rocher-Bicolore. Tu n'aurais pas pu faire ça avec ton sale petit bout de nez. Et maintenant, aimerais-tu recevoir encore des fessées ?
- 'Scusez-moi, dit L'Enfant Éléphant, mais ça ne me plairait pas du tout.
- Ça te dirait de donner une fessée à quelqu'un ? dit le Serpent-Python-de-Rocher-Bicolore.
- Ça me plairait énormément, je l'avoue, dit L'Enfant Éléphant.
- Dans ce cas, dit le Serpent-Python-de-Rocher-Bicolore, tu verras que ton nouveau nez est fort utile pour fesser les gens.
- Merci, dit L'Enfant Éléphant. Je m'en souviendrai ; maintenant, je crois que je vais rentrer chez moi et rejoindre ma chère famille pour essayer.»
Alors L'Enfant Éléphant rentra chez lui à travers l'Afrique en frétillant de la trompe. Lorsqu'il voulait manger des fruits, il les cueillait directement sur l'arbre au lieu d'attendre qu'ils tombent comme auparavant. Lorsqu'il voulait de l'herbe, il l'arrachait du sol au lieu de s'agenouiller comme auparavant. Lorsque les mouches le piquaient, il brisait une branche d'arbre et s'en servait comme chasse-mouches ; et il se faisait un nouveau bonnet de boue fraîche fangeuse-spongieuse lorsque le soleil était trop chaud. Quand il en avait assez de marcher seul à travers l'Afrique, il chantait dans sa trompe et ça faisait autant de bruit que plusieurs fanfares. Il fit un détour afin de trouver un gros Hippopotame (ce n'était pas un parent) et lui administrer une terrible fessée pour s'assurer que le Serpent-Python-de-Rocher-Bicolore ne lui avait pas menti au sujet de sa nouvelle trompe. Le reste du temps, il ramassa les peaux de melon qu'il avait jetées en se rendant au fleuve Limpopo, car c'était un Pachyderme très propre.
Par un soir sombre il retrouva sa chère famille ; il enroula sa trompe et dit :
« Comment allez-vous ? »
Ils étaient très heureux de le revoir et ils dirent aussitôt :
« Viens ici recevoir une fessée pour ton insatiable curiosité.
- Peuh ! dit l'Enfant Éléphant. Je crois que vous ne connaissez rien à la fessée ; moi par contre, je peux vous montrer.»
Sur ce, il déroula sa trompe et jeta deux de ses chers frères cul par-dessus tête.
« Oh, purée ! dirent-ils. Où as-tu appris ce coup-là et qu'as-tu fait à ton nez ?
- Le Crocodile qui vit sur les rives du grand Fleuve Limpopo aux grasses eaux vert-de-grisées et huileuses m'en a donné un nouveau, dit l'Enfant Éléphant. Je lui ai demandé ce qu'il mangeait au dîner et j'ai reçu ça en souvenir.
- Ce n'est pas beau, dit son oncle poilu, le Babouin.
- Oui, c'est vrai, dit l'Enfant Éléphant, mais c'est bien commode. »
Et, saisissant son oncle poilu, le Babouin, par une patte poilue, il l'envoya dans un nid de frelons. Puis ce méchant Enfant Éléphant se mit à fesser toute sa chère famille pendant un long moment, jusqu'à ce qu'ils fussent très échauffés et fort étonnés. Il arracha à sa grande tante l'Autruche les plumes de sa queue ; et il attrapa sa grande tante la Girafe par les pattes de derrière et la traîna dans un buisson d'épines ; il cria après son gros oncle l'Hippopotame et lui souffla des bulles dans les oreilles pendant que celui-ci faisait la sieste dans l'eau après manger ; mais il ne laissa personne toucher à l'Oiseau Kolokolo.
A la fin, ça chauffait tellement que tous les membres de sa chère famille se précipitèrent, un par un, vers les rives du grand Fleuve Limpopo aux grasses eaux vert-de-grisées et huileuses, et bordé d'arbres à fièvre, pour emprunter au Crocodile de nouveaux nez. Quand ils revinrent, personne ne fessa plus personne ; et depuis ce jour, ô ma Mieux-Aimée, tous les Éléphants que tu verras, et tous ceux que tu ne verras pas, ont des trompes exactement semblables à la trompe de l'insatiable Enfant Éléphant.

A mon service j'ai mis
Six bons garçons.
Voici leurs noms :
Quoi, Pourquoi, Quand,
Où, Qui, Comment.
Cest d'eux que j'ai tout appris.
De l'orient
Jusqu'au couchant
Je les envoie par monts, par vaux
Mais quand s'achèvent leurs travaux,
A tous je propose
Une bonne pause.
Aux heures où d'usage
Je suis à l'ouvrage,
Je leur donne un long répit,
Et je n'oublie pas
Le temps des repas,
Car ils ont grand appétit.

Mais autres gens, autres manières :

Je connais une personne
Jeune et mignonne
Qui emploie bien dix millions
De bons garçons
Et qui jamais ne leur laisse
Repos ni cesse.
A peine ouvertes ses paupières,
Au loin, pour traiter ses affaires,
Elle envoie, très urgemment,
Un bon million de Comment
A peu près deux millions d'Où,
Et surtout...
Sept millions de Pourquoi !

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